Bruno Serre – Ou la métaphysique du passe-muraille
Bruno Serre vit et travail à Paris. C’est un grand garçon, aux manières affables et d’allure pondérée auxquelles il est sage de ne pas se fier. On hésitera donc à lui confier sa petite amie, ses enfants, son animal de compagnie et, encore moins, toute forme familière du visible. Au risque de les voir se fondre, tout ou partie, dans les profondeurs abyssales de l’œuvre.
Celle-ci se répartit, à ce jour, en quatre séries aux intitulés potentiellement énigmatiques – Xmas, Amat, BSPA, Lab – qui ont en commun le pouvoir d’instaurer une tension palpable entre le sujet et la psyché du contemplateur.
La construction de ce sentiment procède, pour partie, de la technique qui signe le style unique et instantanément identifiable de Bruno Serre. Tout commence par le support, toile marouflée de papiers déchirés – principalement des papiers peints muraux, mais aussi des papiers cadeaux et autres cartons d’emballages – dont les zones colorées établissent la palette chromatique et préemptent le dessin à venir. Le sujet, exécuté à l’huile et/ou à l’acrylique, s’y superpose. Ou y pénètre, à la manière d’un tatouage à peine cicatrisé.
La couleur rapportée diffuse une lumière destinée autant à éteindre les teintes vives, parfois criardes, du fond qu’à comprimer l’espace pictural où la matière se dilue, par endroit (ici un visage, ici un membre, là un regard…), dans les deux dimensions du support. Voire au-delà.
Dans la fable du Passe-muraille, le personnage inventé par Marcel Aymé perd son aptitude magique à traverser la matière au moment même où il effectue un ultime « passage ». Il restera ad vitam æternam enchâssé dans son mur de briques (recouvert de papier peint ?) d’où émergent une jambe, une main, un cri… Dissolution des représentations dans la surface ou, à l’inverse, jaillissement désespéré, les tableaux de Bruno Serre semblent saisir un épisode d’échange de particules qui, selon la physique quantique, réunit la matière, vivante comme inerte, et le temps dans une même dynamique.
À travers ses personnages et ses étranges scènes d’intimité – à la plage entre amis, à Noël en famille, nue dans la chambre… – Bruno Serre nous propose sa propre clé d’accès à la métaphysique de l’Être. Comme chez les grands maîtres du genre (De Chirico, Hopper…), il en exsude une inévitable mélancolie ; une stase émotionnelle où les personnages semblent faire l’expérience de leur solitude malgré la présence – visible ou métonymique – de l’amant, des parents… Par rébellion, le geste s’oppose avec violence à l’immobilité. La brosse et le couteau griffent la chair du tableau et, souvent, celle du modèle. Sans concessions, mais toujours avec empathie pour le sujet, notre semblable.
Même les portraits animaliers, dans leur conquérante splendeur chromatique, ne peuvent s’y soustraire : il suffit d’essayer de soutenir le regard de Véro la panthère, d’Elliot l’éléphant ou de Ferdinand le renard pour s’en convaincre ! Risqué, mais indispensable pour traverser, à son tour, l’épaisseur d’une œuvre à la beauté envoûtante et vénéneuse. Raisons suffisantes pour s’en défier. Sinon pour l’aimer sans réserve.
Christophe Tronchet